mardi, octobre 3, 2023
16.9 C
Alger

Révolution et cohésion nationale

Nous savons que le couple Etat-Nation est né formellement en 1648 en Wesphalie à la suite de la guerre de Trente Ans qui a entraîné l’effondrement du Saint-Empire germanique. Ce couple indissociable jusqu’à maintenant est marqué par un isomorphisme dont on a déjà entamé la sortie avec la mondialisation toujours à l’œuvre et la suppression des frontières ; le risque est que l’on substitue aux frontières physiques les « frontières intérieures tracées par la nature spirituelle » de Fichte ou « la pluralité des âmes collectives » de Herder. Le stato- nationalisme, mis concrètement sur pied par le Congrès de Vienne en 1815, se déterritorialise au fur et à mesure que la globalisation avance, gagne du terrain. S’il reste encore la norme internationale, l’Etat-Nation n’est plus qu’un mode d’organisation politique évanescent. L’économiste français Elie Cohen écrivait très justement que « lorsque qu’une firme peut imposer sa volonté à un Etat, on sort du cadre wesphalien […] » (1), en même temps on entre dans la vision romantique de la Nation que fonde la seule « âme collective ».

Longtemps niée ou jugée en formation, la nation algérienne s’impose à l’ordre international par la construction de son Etat qui lui est consubstantiel. Donner une définition de la nation est une gageure en quelque sorte parce qu’il y en a d’abondantes et différentes définitions. La nation française, par exemple, est d’essence religieuse pour de nombreux historiens à l’instar de Jules Michelet, Hyppolite Taine, Ernest Lavisse, Charles Seignobos ou plus près de nous Emile Poulat. Pour Ernest Lavisse, par exemple, « la nation n’a nulle existence en dehors de son essence religieuse. » Cicéron, dans un contexte particulier, il faut le reconnaître, disait que « chaque ville a son culte Lélius ; nous avons le nôtre » (2). Cicéron a employé cette phrase dans une plaidoirie en défense de son ami Flaccus accusé de détournement de l’impôt religieux des juifs. Cette plaidoirie avait valu à Cicéron l’accusation d’être antijuif. Si tant est que l’on pouvait parler de « nation », l’identité religieuse collective formait le sentiment d’appartenance.

Dans tous les pays du monde, la religion a été l’une des constantes constitutives de la nation. Elle formait, avant que la laïcisation/sécularisation ne gagne pratiquement tous les espaces, le « lien des liens », pour reprendre le mot d’un ami. Elle constituait la force essentielle d’intégration. Conceptuellement, les élites intellectuelles et politiques algériennes sont aussi tributaires de la France sur cette question que l’étaient les Romains de la Grèce. Le débat ou les querelles sur la nation algérienne qui n’aurait jamais existé, selon Ferhat Abbas, les divisent encore.

Membre de la Fédération des élus musulmans, ce dernier écrivait dans le journal « L’Entente franco-musulmane » du 23 février 1936 : « Si j’avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste, et je n’en rougirais pas comme d’un crime. Les hommes morts pour l’idéal patriotique sont journellement honorés et respectés. Ma vie ne vaut pas plus que la leur. Et cependant, je ne mourrai pas pour la patrie algérienne, parce que cette patrie n’existe pas. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé…On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons écarté, une fois pour toute, les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays. » Ferhat Abbas s’inscrit ainsi dans la conception rénanienne de la nation qui ne prend en considération ni la race ni la langue ni la religion, contrairement à la conception romantique de la nation fondée sur les liens naturels organiques. La nation d’Ernest Renan exige « le plébiscite de tous les jours, le consentement, le désir de vivre ensemble et la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (3) Renan reprend presque mot pour mot les arguments que Fustel de Coulanges a utilisés dans la lettre qu’il a adressée à l’historien allemand Theodor Mommsen. Ce dernier avait affirmé dans trois lettres au peuple italien au début de la guerre franco-allemande de 1870 « le caractère allemand de l’Alsace par l’histoire, la langue et la race. » Pour lui, Strasbourg serait aussi allemande que Milan et Venise sont italiennes. « Ce qui distingue les nations, répond Fustel de Coulanges, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. […] Il se peut que l’Alsace soit allemande par la race et par la langue ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie elle est française. » L’appartenance à la nation exige la volonté et le consentement, insiste l’historien français.

_____________________________________

(1) Cf. Gérard Vindt, « Les grandes dates de l’histoire »

(2) Cf. Cicéron, « Œuvres complètes, tome deuxième, Plaidoyer pour Flaccus, discours vingt-sixième, trad. Sous la direction de M. Nisard, Paris, 1848, p. D’autres auteurs traduisent cette phrase : « A chaque cité, sa religion, Laelius, et à nous, la nôtre ».

(3) Cf. Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation », 1882, chap. III, p.50

Plus d'articles

1 COMMENTAIRE

  1. Merci, à B.Younessi pour ce bel écrit .
    Le texte dans sa conception est fortement référentiel, et chargé en informations utiles ce qui le rend attrayant. La problématique posé est fort bien développée, et les assertions avancées viennent illustrer soigneusement cette problématique . Pour cela une stratégie de lecture s’impose nécessairement. Toutefois, on relève une rupture perceptible entre le titre et le texte proprement dit . Ce procédé est utilisé à dessein pour frapper les esprits, serait-ce le cas ?

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Les derniers articles